Manifeste pour l’équitéisme

 

Face à l’urgence d’un monde en crise économique, sociale, politique, sanitaire, énergétique, environnementale et géopolitique, chacun sent la nécessité de rompre avec l’ordre existant, et l’on entend sans cesse l’appel à rechercher un « nouveau modèle » qui tarde pourtant à se préciser. Il faudra bien sûr remettre en cause la financiarisation et la mondialisation sans frein qui ont privé la puissance publique de toute capacité de régulation : en permettant au capital de mettre les Etats en concurrence sur le plan fiscal, social ou environnemental, l’ordre actuel a fait de lui le véritable souverain, minant la confiance dans les institutions politiques, médiatiques, syndicales, scientifiques ou encore médicales. Mais un retour au capitalisme régulé des Trente Glorieuses (politiques budgétaires et monétaires de relance keynésienne, protectionnisme, planification, nationalisations, circuit du Trésor, aménagement du territoire, développement des services publics et de la Sécurité sociale, etc.) ne suffira pas à relever les défis sociaux et écologiques de notre temps : il n’est plus aujourd’hui question d’accommodements (toujours réversibles !) avec le capitalisme, mais de fondation d’un nouveau régime économique véritablement (et définitivement) post-capitaliste. L’équitéisme est une proposition qui permet de rompre avec le capitalisme sans revenir à l’économie entièrement administrée de type soviétique.

Depuis un siècle et demi, la plupart des critiques du capitalisme sont fondées sur une approche marxiste, qui a inspiré les régimes dits de « communisme réel » en URSS puis dans de nombreux autres pays – encore aujourd’hui en Chine, au Vietnam ou à Cuba, par exemple. Si ces régimes ont souvent obtenu des résultats spectaculaires en matière de développement industriel accéléré, de hausse du niveau éducatif ou de gains d’espérance de vie (ce qui s’est traduit par des indice de développement humain qui contrastent avec nombre de pays non-communistes piégés dans le sous-développement), ils ont aussi subi des revers économiques bien connus et, surtout, n’accordent pas à la liberté humaine la dignité qui lui revient. Est-ce une raison pour abandonner toute critique du capitalisme ? A l’évidence non ! Nul besoin d’être marxiste pour s’opposer à ce régime injuste, producteur d’inégalités sans limites, de pauvreté, de recul des droits sociaux, de casse des services publics, de saccage de l’environnement, de corruption des médias et de la démocratie, etc. Le capitalisme est profondément incompatible avec la doctrine marxiste des régimes communistes, mais il l’est tout autant avec la philosophie politique libérale-égalitaire qui est au fondement de nos démocraties (c’est-à-dire de la souveraineté populaire, mais aussi des Droits de l’Homme, y compris des droits sociaux)[1].

            Le régime capitaliste consacre le pouvoir des milliardaires, puisqu’il place au centre de l’économie le capital, ce rapport social par lequel l’argent produit de l’argent et devient une fin en soi, objet d’accumulation sans limite. Le régime communiste écrase quant à lui la liberté individuelle puisqu’il vise la mise en commun de toute richesse, sans aucune place pour la propriété privée et la liberté contractuel, remplaçant le marché concurrentiel par une économie entièrement ou très lourdement administrée. L’équitéisme est pour sa part centré sur le respect de l’équité, une forme de justice sociale qui consiste à traiter chaque citoyen de manière équitable, en rendant leurs justes places à la sphère individuelle et à l’Etat, mais aussi et surtout aux institutions communes qui permettent d’articuler initiative individuelle et collective. L’équitéisme est une économie de marché post-capitaliste : c’est donc un modèle entièrement nouveau, à la fois authentiquement libéral et résolument anticapitaliste.

En pratique, comment rompre avec le capitalisme sans renoncer à la liberté individuelle ? Non pas en règlementant les comportements individuels et les contrats privés, en administrant les prix et les salaires ou en étatisant la production, mais plutôt en réformant radicalement les institutions économiques fondamentales : la monnaie qui permet la circulation de la richesse, l’entreprise qui permet sa production et l’héritage qui permet sa transmission. Ces dispositifs ne procèdent pas d’abord de la liberté individuelle : ils sont fondés par l’Etat, qui les instaure en définissant de manière performative leur cadre juridique, et qui les met à disposition de la société civile afin que celle-ci se structure dans une relative autonomie par rapport à la puissance publique. Mais loin d’être orientées au service de l’intérêt général et de la justice sociale, ces institutions sont aujourd’hui placées sous l’emprise du capital et subordonnées à une logique d’accumulation sans limite, au service d’une classe très minoritaire et au détriment de la majorité de la population. La monnaie est aujourd’hui créée par les banquiers à travers la dette, l’entreprise est aujourd’hui soumise aux actionnaires et à leur quête de profit sans borne, et l’héritage est aujourd’hui essentiellement un ressort de la concentration intergénérationnelle du capital, facteur d’une incroyable inégalité des chances.

Pour sortir du capitalisme, l’équitéisme remplace la monnaie bancaire par la monnaie libre, l’entreprise actionnariale par l’entreprise partenariale et l’héritage lignager par l’héritage universel. Concrètement, la monnaie est créée par la puissance publique en dehors de toute dette (permettant de financer démocratiquement, par 60 milliards d’euros de subventions annuelles, la bifurcation écologique et sociale), l’entreprise n’appartient plus aux apporteurs de capitaux mais est gouvernée collégialement par des représentants de toutes les parties prenantes (permettant un juste partage de la valeur ajouté et une réduction structurelle des externalités négatives de la production sur l’environnement et la santé des travailleurs et des consommateurs), l’héritage laissé par tous les citoyens décédés au cours d’une année est réparti à parts égales entre tous ceux qui atteignent la majorité dans la même période (finançant une dotation initiale de 150 000 à 200 000 € par personne qui assure l’égalité des chances et éradique la misère).

 Ainsi, on démantèle méthodiquement l’emprise du capital sur les institutions fondamentales de notre régime économique, tout en maintenant la propriété privée et l’économie de marché en libre concurrence (c’est-à-dire avec liberté d’entreprendre, mais aussi libre fixation des prix et de la qualité des produits). Sans exclure les indispensables interventions directes de l’Etat (services publics, règlementations minimales, politiques de régulation conjoncturelle – budgétaire et monétaire – ou structurelle – industrielle, commerciale, d’aménagement du territoire…) ou de la Sécurité sociale (retraites, assurance chômage, assurance maladie, allocations familiales…), le maximum d’autonomie est laissé à la société civile, le dépassement du capitalisme reposant non sur sa mise sous tutelle publique, mais sur la réforme des institutions dont l’Etat la dote pour son auto-organisation. L’équitéisme est donc bien un modèle anticapitaliste authentiquement libéral.

 

 

La monnaie libre

 

            Le premier pilier de l’équitéisme – la monnaie libre – est une réforme un peu technique, mais absolument décisive.

La monnaie est une institution collective qui permet à chacun d’exprimer la valeur des biens dans un langage commun (en affichant ses prix ou en faisant sa comptabilité en euros, par exemple) et de faire des transactions avec un moyen de paiement universellement accepté : sur le territoire de la communauté monétaire, les euros doivent obligatoirement être acceptés par les commerçants comme moyen de paiement des achats, par les salariés comme moyen de paiement des salaires, et par tout un chacun comme moyen de régler une dette, de même qu’il est accepté par le fisc pour le règlement des impôts ou des amendes. C’est cette institution commune, ce collectif présent au cœur de chaque échange bilatéral entre deux agents individuels, qui permet l’économie de marché et tous les transferts monétaires non marchands (impôts, cotisations, allocations, dons, etc.). Or cette institution commune est aujourd’hui privatisée. En effet, comme tout étudiant en économie le découvre dès la Licence, la monnaie n’est pas créée par la « planche à billets » de la Banque centrale contrairement à ce que croient la plupart des gens : dans notre régime actuel, elle est créée non pas par la puissance publique, mais par les banques privées, lorsque celles-ci
octroient des prêts à intérêts.

En effet, l’essentiel de la masse monétaire existe aujourd’hui sous forme scripturale (les dépôts à vue inscrits sur les comptes courants que les agents ont à la banque), et ces unités de valeur immatérielles sont créées ex nihilo par un simple jeu d’écriture comptable par les banquiers lorsqu’ils accordent un crédit à un ménage ou à une entreprise, ou qu’ils achètent un actif sur les marchés financiers. Ainsi, quand on lui emprunte de l’argent, la banque n’a pas besoin de mobiliser une épargne préalable : en inscrivant la somme prêtée sur notre compte courant, elle crée véritablement à partir de rien des encaisses monétaires qui n’existaient pas l’instant d’avant, et qui seront détruites lorsqu’on les remboursera. Cela ne signifie pas que la banque peut créer de la monnaie sans aucune limite ni contrainte[2], mais cela implique tout de même que le pouvoir de créer la monnaie est délégué à des banques privées, qui l’emploient dans un unique but : le profit.

Toute création monétaire se fait en contrepartie d’une dette, d’une créance que la banque achète en créant des encaisses à destination de l’emprunteur, et qui constitue pour elle un capital (un actif qui rapporte des intérêts). Autrement dit, chaque fois qu’un banquier crée 1€ de monnaie pour financer l’économie, 1€ de dette supplémentaire est fabriqué – ce qui n’est pas sans poser problème à une époque de surendettement public et privé généralisé. Du fait du fonctionnement comptable actuel de la création monétaire, il faut que des agents économiques (ménages, entreprises, acteurs publics) deviennent débiteurs des banquiers pour que la monnaie (indispensable à l’économie) soit créée… Et chaque fois, le banquier s’enrichit. Au-delà des inégalités de richesse que ce mode d’émission alimente, c’est un pouvoir exorbitant qui est conféré à des puissances privées, qui se sont ainsi accaparé une institution collective qu’elles soumettent entièrement à leur logique de profit. Ainsi, la création monétaire nécessaire au bon fonctionnement de l’économie ne peut financer les activités sociales ou écologiques même les plus indispensables dès lors que celles-ci ne génèrent pas une rentabilité financière pour le banquier.

La monnaie libre – libérée de l’emprise des banquiers et du marché de la dette – restitue le pouvoir de création monétaire à la puissance publique, en vue de l’intérêt général et en dehors de toute dette. Ainsi, un Institut d’Emission décide à l’échelle macroéconomique du volume de création monétaire nécessaire à chaque période au maintien du plein-emploi et de la stabilité des prix, puis ces nouvelles encaisses sont mises à disposition des agents économiques par simple
attribution : non par des prêts, mais par subvention, sans contrepartie comptable. Qui bénéficiera de ces subventions ? Tout agent (acteur public local ou national, entreprise, ménage, association…) porteur d’un projet d’investissement répondant à une grille de critères fixée démocratiquement, par exemple dans le cadre d’un programme de reconstruction sociale, écologique, sanitaire et patrimonial adopté par le parlement ou par le gouvernement, et permettant d’identifier les investissements stratégiques à financer (décarbonation de processus industriels, isolation thermique des logements, construction d’hôpitaux, de lignes de chemin de fer, d’écoles, de maternités, de centrales d’énergie renouvelable, de musées, etc.).

Dans le cas français, en imaginant que la masse monétaire augmente de 4 % par an (cible très raisonnable en dehors des épisodes inflationnistes d’origine monétaire), cela représente un montant annuel de 60 milliards d’euros à consacrer sous forme de subventions aux investissements stratégiques. Concrètement, la répartition fine de l’enveloppe disponible au plus près des besoins requiert un maillage territorial serré d’organismes capables de sélectionner les meilleurs projets. Il faut donc mettre en place un réseau de Caisses Départementales du Développement Durable (CDDD), dont la gouvernance inclurait l’ensemble des parties prenantes du territoire : élus locaux, Chambres du Commerce et de l’Industrie, antenne locale de la Caisse des Dépôts et Consignations, fédérations syndicales, associations citoyennes (de défense de l’environnement, des consommateurs, des riverains, du patrimoine…), etc. Procédant collégialement et en toute transparence à des choix d’affectation des subventions, les CDDD opèreraient un financement démocratique et décentralisé de projets collectifs sans recréer la moindre relation d’endettement – comme les CHU avaient été financés par subventions, pendant les Trente Glorieuses.

Il ne s’agit pas de supprimer entièrement les prêts à intérêts : les banques (devenues des caisses d’épargnes puisqu’elles ne peuvent plus créer de monnaie mais doivent désormais collecter l’épargne des déposants pour accorder des prêts) continueront à financer les investissements financièrement rentables par des prêts à intérêts. On est donc loin d’un modèle soviétique : les 60 milliards financés par création monétaire ne représentent qu’environ 10 % du total de l’investissement annuel de la France. Mais cet outil de guidage souple de l’économie n’est pas négligeable : il permettrait à la société de réorienter l’appareil productif vers les objectifs de la reconstruction sociale et écologique, pour réparer les ravages causés par le capitalisme. Et ce, sans endetter les pouvoirs publics – au contraire, la réforme permettrait, via le changement des normes comptables qu’elle implique, d’effacer environ la moitié de la dette publique à masse monétaire inchangée, sans pour autant faire défaut de paiement envers un tiers, puisqu’il s’agit là d’une dette comptable fictive propre au mode actuel d’émission : une dette que l’Etat doit à la Banque centrale donc à lui-même, puisqu’il en est l’actionnaire.

En rompant avec le mode d’émission capitaliste actuel, la monnaie libre permettrait de reprendre aux banques privées le pouvoir de création monétaire et de financer démocratiquement et sans dette la bifurcation écologique et sociale.

 

 

L’entreprise partenariale

 

Si la monnaie est le cœur de l’économie de marché, en tant qu’institution qui permet les échanges marchands, l’entreprise est quant à elle au centre de la
production industrielle des biens et de services marchands, en tant qu’institution qui coordonne le travail collectif et l’usage des moyens collectifs de production. De même que la monnaie libre s’attaquait au capitalisme financier en émancipant l’institution commune qu’est la monnaie de l’emprise des banquiers, le deuxième pilier de l’équitéisme, l’entreprise partenariale, remet en cause le capitalisme industriel en libérant de l’emprise de l’actionnaire l’institution collective qu’est l’entreprise. 

L’entreprise n’est pas une chose : c’est un collectif de production. Pourtant, en régime capitaliste, elle est bien réduite à un simple objet, un actif producteur de rendement, puisqu’elle est la propriété de ses actionnaires, qui la possèdent et la soumettent entièrement à leur quête de profit sans limite quel qu’en soit le coût pour les salariés, les consommateurs, les fournisseurs, les pouvoirs publics ou l’environnement. Comment est-ce possible ? Par une subtilité juridique qui confine au tour de passe-passe légal. Si, rejoignant le sens commun, les économistes considèrent bien la firme comme propriété des actionnaires, tel n’est pas le cas des juristes, car la loi ne le reconnait pas officiellement, masquant au contraire cet état de fait par un dispositif trompeur : les parts sociales.

En effet, la forme juridique de l’entreprise est la société civile ou commerciale, instituée par les articles 1832 et suivants du Code civil, c’est-à-dire – à de
très rares exceptions près – une personne morale de droit privée : ainsi dotée d’une personnalité juridique qui lui permet de jouir d’un patrimoine propre, d’un régime fiscal adapté, d’une liberté contractuelle, d’une responsabilité civile voire pénale, d’une capacité à agir en justice, etc., la société est un véritable sujet de droit, de sorte qu’elle ne peut en aucun cas être un objet de droit. Elle est une personne, et non un bien. Reconnue par la loi comme une entité collective et non comme une chose, elle ne peut faire l’objet d’un droit de propriété. Mais tel n’est pas le cas de ses parts sociales (les actions, dans le cas classique d’une société par action) qui, elles, sont bel et bien possédées par les associés. Or ces parts sociales confèrent à leurs détenteurs de tels pouvoirs sur la société qu’elles en font véritablement leur propriété, au sens strict du terme recouvrant
les trois attributs du droit de propriété : l’usus, le fructus et l’abusus (le droit d’user, de jouir et de disposer de la chose).

1- Les associés (les actionnaires dans le cas d’une société par action) assignent à la société sa raison d’être en définissant son objet social (c’est-à-dire
son activité principale et ses activités secondaires, connexes ou complémentaires) fixée par les statuts, qu’ils peuvent modifier s’ils souhaitent lui faire développer une nouvelle activité ou même la faire entièrement changer de secteur. Ainsi, les actionnaires décident seuls de l’usage qu’ils comptent faire de la société, qui est ainsi leur chose : ils ont un véritable droit d’usage (usus) sur le collectif de production qu’est l’entreprise, auquel ils assignent seuls sa finalité.

2- De même, ils disposent librement des bénéfices générés par l’entreprise, qu’ils peuvent choisir de réinvestir (en augmentant le poste « réserves » au passif du bilan comptable, qui augmente la valeur de leurs actifs) ou au contraire prélever (en se les versant directement sous forme de dividendes). Les fruits de l’activité productive de la société (fructus) reviennent donc aux associés.

3- Enfin, ces derniers sont libres de céder leurs parts sociales ou de dissoudre la société – c’est-à-dire de vendre l’entreprise ou de la fermer purement et simplement pour récupérer leurs capitaux. Ils jouissent donc pleinement d’un droit d’aliénation (abusus) sur le collectif de production qui peut selon leur bon vouloir être absorbé par un autre, être délocalisé ou disparaitre entièrement, même s’il était rentable, dès lors que les actionnaires lui préfèrent un placement plus profitable.

Ainsi, bien que le droit ne puisse sans se contredire reconnaître un véritable droit de propriété sur un sujet de droit, il réduit tout de même la société à une chose, objet d’un droit de propriété masqué des détenteurs des parts sociales. Cette reductio ad rem opérée par le droit découle d’ailleurs logiquement de
l’article 1832 du Code civil, qui dispose en son premier alinéa : « La société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter. » Le profit des associés est donc la seule finalité juridique, la seule véritable raison d’être de la société civile ou commerciale, dans les limites de la légalité comme le prévoit l’article 1833 : « Toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l’intérêt commun des associés. » Ce n’est qu’en 2019 qu’une réforme ajoutera le tempérament suivant à ce principe de profit : « La société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. » Il est plus que douteux que cette précision ait provoqué le moindre changement notable dans la marche des entreprises capitalistes, dont le principe premier demeure le profit maximal des actionnaires[3]. Celui-ci est recherché à tout prix, quel qu’en soit le coup social, sanitaire,
fiscal ou environnemental.

Instituée au cœur même de l’enveloppe juridique de l’entreprise, la pression actionnariale pousse en effet à distordre la répartition de la valeur ajoutée en sous-payant les salariés qui la produisent (c’est le thème bien connu de l’exploitation), mais aussi les petits fournisseurs (pensons aux marges arrières de l’industrie agroalimentaire et de la grande distribution, au détriment des agriculteurs) et les pouvoirs publics (en pratiquant l’évasion fiscale, chaque fois qu’une
multinationale manipule les prix de transferts entre ses filiales pour localiser artificiellement la valeur ajoutée dans des pays à très faible taux d’imposition), voire en imposant des prix abusivement élevés aux consommateurs via la constitution d’un cartel ou d’un monopole ou d’une part de marché suffisante pour pratiquer l’abus de position dominante. Mais cette captation indue de valeur ajoutée que réalise le capital grâce à son emprise sur l’entreprise actionnariale n’est pas sa seule source de profit injustifiable : la pression financière exercée sur les firmes provoque aussi d’innombrables nuisances sociales évitables, sous forme de coûts cachés de la production qui seront assumés par la collectivité pour augmenter les marges des entreprises au profit des seuls actionnaires.

La production d’externalités négatives sur la santé des travailleurs touchés par des accidents du travail et des maladies professionnelles (pensons à l’épidémie de troubles musculosquelettiques ou de burns out), mais aussi sur celle des consommateurs exposés à des produits toxiques ou frelatés (la liste est
sans fin des scandales sanitaires dans le domaine agroalimentaire ou dans l’industrie pharmaceutique) ou des riverains touchés par la pollution de l’air, des eaux ou des sols proches des sites industriels. Il en va évidemment de même des ravages environnementaux d’échelle planétaire : le rôle central des entreprises capitalistes n’est plus à démontrer dans les processus de réchauffement climatique (donc de désertification, de montée des eaux, d’augmentation du risque des catastrophes météorologiques…), mais aussi d’effondrement de la biodiversité, d’épuisement des énergies fossiles, des métaux ou des ressources halieutiques, de déforestation, d’artificialisation des sols et dégradation des terres agricoles, etc.

L’accumulation du capital étant juridiquement instituée comme le véritable cœur de l’entreprise actionnariale, rien n’arrête sa course aux profits, pas même la destruction de notre environnement vital, la mise au travail des enfants dans les usines textiles du tiers-monde, la maltraitance des pensionnaires de maison de retraites ou encore l’empoisonnement délibéré de femmes enceintes par des antiépileptiques provoquant un risque d’autisme pour leurs fœtus. La solution socialiste classique consiste à opposer à cette hétéronomie du capital sur l’entreprise l’hétéronomie de la puissance publique, qui tente d’endiguer de l’extérieur les innombrables conséquences néfastes de la pression actionnariale par la production d’épais codes dérogatoires aux principes généraux du Code civil, qui est d’inspiration libérale. Ainsi a-t-on dressé des codes du travail, de la consommation, de l’environnement, de la construction et de l’habitation, de l’assurance ou du droit monétaire et financier pour protéger la partie faible du contrat (salarié, consommateur, locataire, débiteur) contre les clauses léonines, ainsi que des codes forestiers, de l’agriculture ou de l’environnement pour protéger nos ressources et notre cadre de vie[4]. Mais, outre le lobbying ou la corruption qui permet aux grandes entreprises de peser sur la production des normes, ou la mise en concurrence règlementaire des Etats que permet la libre circulation du capital (poussant au dumping social, fiscal, sanitaire ou environnemental), aucune réelle incitation ne conduit les entreprise à prendre sérieusement en charge les enjeux éthiques de leur processus productif, dans la mesure où ceux-ci sont extrinsèque à leur recherche de profit, unique moteur légalement nécessaire à une entreprise capitaliste. Vouloir « moraliser le capitalisme » en en appelant à la vertu individuelle des dirigeants ou des actionnaires, c’est s’aveugler sur la puissance de cet effet de structure.

C’est pourquoi il faut réformer l’institution en son cœur, reformuler sa définition juridique elle-même, pour en extraire l’emprise du capital. C’est le sens de l’entreprise partenariale : non pas ajouter une nouvelle forme d’entreprise davantage sociale comme il en existe déjà tant en marge du système capitaliste (coopératives, mutuelles, entreprises à mission, entreprenariat social et autres acteurs de l’économie sociale et solidaire), mais refonder le droit commun des sociétés, le cœur même de notre régime de production. Il ne s’agit pas de transformer les firmes en œuvres de bienfaisance : leur fonction est toujours de produire des biens et des services marchands de manière rentable (donc de vendre à un prix au moins aussi élevé que le coût de production, afin de produire de la valeur économique plutôt que d’en détruire). Mais cette fonction doit être émancipée de la quête de rentabilité maximale et sans limite au profit des actionnaires.

Pour cela, il est nécessaire d’abolir l’actionnariat et plus largement toute forme de propriété des entreprises. Les firmes doivent être soumises non pas à un droit de propriété, mais à une gouvernance collégiale de l’ensemble des parties prenantes qui les font exister, leur donne sens ou sont impactées par leur activité : salariés bien sûr, qui doivent être souverains sur leur propre travail, mais aussi clients (et consommateurs finaux s’ils ne sont pas les clients immédiats, car ils sont les destinataires ultimes de la production et peuvent être impactés jusque dans leur santé), fournisseurs et sous-traitants, élus locaux, associations de défense de l’environnement, collectifs de riverains, chambres de commerce et de l’industrie… Si les représentants de chacun d’eux siègent au Conseil d’Administration à la place des représentants des actionnaires, les enjeux sociaux, sanitaires, fiscaux et environnementaux seront intégrés dans le processus même de décision au sommet de l’entreprise, puisqu’elle les concerne au premier chef.

Telle est la condition d’une véritable responsabilité sociale d’entreprise, concept qui reste parfaitement creux en régime actionnarial puisque n’étant pas
véritablement libre de ses décisions, l’entreprise comme collectif de parties prenantes ne peut en être authentiquement responsable : c’est un sujet aliéné à qui s’impose la volonté hétéronome des actionnaires. Au contraire, l’entreprise partenariale est pleinement capable d’autonomie, au sens étymologique : se donner à soi-même ses propres lois. Il ne peut y avoir de moralisation du capitalisme, mais il peut y avoir moralisation de l’entreprise, dès lors que celle-ci n’est pas sous la tutelle actionnariale. C’est même la condition d’une véritable transformation de nos processus productifs, au service de la bifurcation écologique et sociale qui constitue le grand défi de notre temps. En effet, l’entreprise est l’institution centrale de la production, la détentrice des ressources, des machines, des logiciels, des savoir-faire techniques, des capacités d’organisation du travail collectif, la connaissance du terrain, etc. : son rôle est incontournable, et nul n’est mieux placé que ses parties prenantes pour accéder aux informations sur les nuisances qu’elle produit, être motivé à en tenir compte, et être en capacité de transformer radicalement les process.

Cette solution rompt entièrement avec l’entreprise capitaliste, puisque les apporteurs de capitaux ne siègent pas au Conseil d’Administration. D’où viennent alors les fonds nécessaires à la production ? L’entreprise partenariale a vocation à s’autofinancer au maximum puisque sa production doit être rentable, mais au-delà de l’autofinancement, elle peut toujours emprunter des capitaux privés d’origine bancaire (sur le marché du crédit) ou obligataire (sur les marchés financiers), rémunérés au taux de marché. Toutefois, les apporteurs de capitaux n’auront aucun droit de propriété, et donc aucun pouvoir sur l’entreprise[5]. La liberté d’entreprendre étant maintenue, de nouvelles sociétés peuvent être créées, en conservant initialement un pouvoir essentiel à l’entrepreneur, mais si la firme se développe au-delà d’un certain stade, les autres parties prenantes sans le concours desquels elle n’existerait pas doivent être associées à la prise de décision – en particulier les salariés. A partir d’un certain seuil, l’entreprise doit rembourser à son fondateur le capital investi, avec une
substantielle prime de développement qui rémunère ses efforts et l’incite à franchir ce cap. En tant qu’entrepreneur[6] ayant joué un rôle personnel décisif, il peut continuer à siéger au CA, mais son pouvoir est dilué, car l’entreprise est pleinement devenue une réalité collective.

Ainsi, la réforme proposée abolit l’actionnariat sans entraîner une étatisation des firmes : l’équitéisme est un régime anticapitaliste libéral, et non un
régime soviétique centralisateur. Des entreprises privées, en concurrence sur les marchés des biens et services et des facteurs de production, sont libres de vendre les produits de leur choix, avec le niveau de qualité qu’elles souhaitent, au prix qui leur parait le meilleur, et pour cela de recruter des salariés à un salaire de marché (et de les licencier en cas de nécessité), d’acheter des intrants de leur préférence, et d’emprunter des capitaux au taux fixé par l’offre et la demande de fonds prêtables. Mais si elles s’efforcent d’être rentables pour perdurer, les entreprises partenariales ne cherchent pas à accumuler du profit pour lui-même, et leur gouvernance, émancipée de la tutelle capitaliste, autorise enfin une véritable prise en charge éthique du processus productif par l’ensemble des parties prenantes.

 

 

L’héritage universel

 

Troisième pilier de l’équitéisme, l’héritage universel est un changement radical du mode de transmission intergénérationnelle de la richesse, qui est aujourd’hui une des principales sources des inégalités patrimoniales, comme l’ont montré les travaux statistiques de Thomas Piketty. L’héritage lignager qui est
actuellement la norme rompt toute égalité des chances, en mettant les enfants de milliardaires en situation de posséder des fortunes colossales indépendamment de tout mérite individuel, tandis que d’autres n’héritent de rien, naissant sans jouir d’aucune dotation initiale dans un espace où tout a déjà fait l’objet d’appropriation, y compris les surfaces foncières qui sont pourtant un donné naturel et non un produit du travail. Venant ainsi au monde sans droit de propriété sur la moindre parcelle de la Terre, ces déshérités se trouvent comme des exilés sur leur propre planète, vulnérables à la misère et donc à l’exploitation, puisqu’ils ne possèdent que leur force de travail qu’ils doivent vendre à vil prix pour « gagner leur vie » et pour louer un logement qui ne leur appartient pas à eux, mais bien souvent à une petite classe de multipropriétaires (rappelons qu’en France,
un million de personnes possèdent plus de trois logements et contrôlent ainsi près de la moitié du parc locatif). Les déshérités payent ainsi une rente aux héritiers, renforçant les inégalités de départ par une dynamique inégalitaire continue, qui se maintient de génération en génération. L’héritage est donc au centre de l’accumulation transgénérationnelle du capital, et de sa concentration toujours plus poussée au sommet de la hiérarchie sociale.

Concrètement, cette pratique capitaliste de la transmission qu’est l’héritage lignager passe aujourd’hui par deux vecteurs : la liberté testamentaire et le droit des successions, les deux concourant en réalité à un encastrement familial de la transmission, dont on mesure empiriquement qu’elle se fait pour l’essentiel au bénéfice des enfants et petits-enfants. Toutefois, sur le plan théorique, une tension se fait jour entre deux principes. En effet, le droit français reconnait à la fois un droit du propriétaire de décider à qui il lègue ses biens (dans l’écrasante majorité des cas, c’est au bénéfice de ses enfants et petits-enfants), et un droit de certains membres de sa famille à en hériter. Sont ainsi distinguées dans le patrimoine du défunt la « quotités disponible », dont il dispose librement en tant que « testateur » (article 895 du Code civil), et la « réserve héréditaire », sanctuarisée au bénéfice des « héritiers réservataires » que sont les descendants (articles 913 et 913-1) et le conjoint survivant non divorcé (article 914-1). Deux principes s’affrontent donc : le droit de léguer et le droit d’hériter, tous deux aussi mal fondés l’un que l’autre en l’état actuel du Code civil.

En effet, le premier revient à reconnaître un droit à un mort, ou du moins à reconnaître au propriétaire le privilège exorbitant de contrôler le devenir de ses biens par-delà la mort, ce qui ne peut être considéré comme un droit naturel. A l’évidence, il s’agit d’une fiction juridique, d’une « prothèse de volonté » mise en place par l’Etat au bénéfice de celui qui, n’existant plus, n’est plus un sujet de droit. Seule la force contraignante de l’Etat fait donc exister son fantôme juridique, en faisant obligation aux vivants de respecter les dernières volontés exprimées par le propriétaire après sa disparition. Ce montage juridique artificiel étend le pouvoir d’action de la liberté individuelle au-delà de la frontière naturelle qu’est la mort. C’est l’article 895 du Code civil qui institue ce dispositif : « Le testament est un acte par lequel le testateur dispose, pour le temps où il n’existera plus, de tout ou partie de ses biens ou de ses droits et qu’il peut révoquer. » Cette dernière précision montre que le testament n’engage pas son auteur tant qu’elle est encore en vie : elle peut à tout instant le révoquer. Il ne se prive donc de rien, ne s’appauvrit nullement : le legs ne peut donc en aucun cas être confondu avec un don, puisque, intervenant post mortem, il n’affecte en rien son auteur, qui ne sera plus quand le testament s’appliquera.

On mesure cette différence radicale à la lecture de l’article 894 du Code civil qui définit la donation comme « un acte par lequel le donateur se dépouille actuellement et irrévocablement de la chose donnée en faveur du donataire qui l’accepte. »  La mention de l’acceptation révèle en outre que la donation est un contrat, c’est-à-dire un accord de volonté entre donateur et donataire, donc un acte juridique engageant deux auteurs ou plus, là où le testament est un acte unilatéral (qui peut être accepté ou refusé après coup par les bénéficiaires désignés, mais dont ils ne sont pas co-auteurs, ce qui permet au testateur de le révoquer sans leur accord à tout moment jusqu’à sa mort). Le Code civil est donc trompeur en subsumant donation et testament sous une même catégorie générique, celle de « libéralité ». Il est vrai toutefois que les deux procèdent de la volonté du propriétaire, et se heurtent à une même limite prévue par l’article 913 : la réduction de la quotité disponible laissée à la main du propriétaire dès lors qu’il a un ou plusieurs enfants (la réduction étant d’autant plus forte que les enfants sont nombreux).

Nous sommes ici dans le droit des successions, qui a deux objets : sanctuariser le droit à l’héritage des descendants et du conjoint contre la liberté testamentaire du défunt, et établir le régime supplétif devant s’appliquer pour les successions ab intestat (c’est-à-dire en l’absence de dispositions testamentaires). Ce dernier domaine organise la succession familiale bien au-delà des descendants, remontant en leur absence aux ascendants et aux collatéraux. Ici, c’est au fond un droit du sang qui s’applique. En effet, les ayants droits sont classés selon leur « proximité de parenté » avec le défunt (article 741), dont le « degré » s’établit « par le nombre de générations » les séparant de lui.

On pourrait interpréter ces dispositions non pas comme l’expression d’une logique biologisante de droit du sang, mais plutôt comme une tentative de présumer de la proximité affective entre le défunt et son héritier potentiel, et de suppléer ainsi à sa volonté probable qu’aucun testament n’atteste explicitement, mais cela entre en contradiction avec le fait que le droit va rechercher des parents très éloignés – jusqu’à des cousins au sixième degré dans les lignées collatérales (article 745) – qui n’ont potentiellement tissé aucun lien affectif avec le défunt, d’autant plus qu’ils peuvent même être nés après sa mort dès lors qu’ils étaient déjà conçus de son vivant (article 725, alinéa 1). De même, l’idée d’un principe de proximité affective supposée est contredit par le fait que les héritiers de même degré n’ont pas tous droit à des parts égales, puisque les règles de dévolution tiennent compte d’un principe de partage « par branche » (paternelle ou maternelle) dans le cas d’un retour aux ascendants (article 747) ou aux lignées collatérales (article 749), et inversement d’un partage « par souche » entre descendants.

Ainsi, trois cousins n’héritent pas de la même chose à la mort de leurs grands-parents communs dès lors que deux d’entre eux sont issus d’un même parent déjà décédé dont ils se partagent la part, tandis que le troisième, enfant unique issu d’une autre souche, oncle ou tante du précédent, reçoit une part entière. Il n’y a pourtant pas de raison de considérer que les grands-parents étaient plus proche de ce dernier que des deux autres : tous étant leurs petits-enfants, ils recevaient probablement leur affection à part égale. Le partage par souche plutôt que par tête est donc l’indice que la logique à l’œuvre relève simplement d’un droit du sang fondant l’égalité des parts sur le degré de parenté biologique supposé entre les héritiers[7]. Or c’est là un très mauvais fondement pour un droit naturel, car il ne repose pas sur un principe rationnel universalisable mais sur une essentialisation fantasmée de la proximité. La référence au droit du sang ayant été abolie par la Révolution française en matière politique, tous les hommes naissant libres et égaux en droit, pourquoi maintenir un tel principe implicite en matière patrimoniale ? Si les statuts sociaux et les pouvoirs et privilèges qui leur sont associés ne procèdent plus de titres de noblesse héréditaires, pourquoi la fortune obéit-elle encore à des droits transmissibles de génération en génération ?

                Plutôt que de naturaliser ainsi les rapports sociaux intergénérationnels en encastrant la transmission dans le cadre familial (ce qui est d’ailleurs source pour ce dernier de fréquents conflits !), il convient de prendre au sérieux l’idéal d’égalité des droits et des chances non pas entre les membres d’une même fratrie, mais entre les citoyens d’une même nation. C’est ce que permet l’héritage universel, qui consiste à partager l’héritage de tous les défunts morts dans l’année écoulée de manière strictement égalitaire entre tous les citoyens atteignant la majorité au cours de cette même période, de sorte qu’aucun d’eux ne sera privilégié ni à l’inverse déshérité. En effet, si l’on admet l’extinction du droit de propriété à la mort du défunt, qui cesse d’être sujet de droit, alors des patrimoines sont laissés sans propriétaires par les générations disparues, tandis que de nouvelles générations apparaissent qui ne peuvent se prévaloir d’un droit à l’héritage sur la base d’un droit du sang, mais bien plutôt sur le fondement d’un droit universel à des dotations initiales égales pour tous. L’on abolit donc à la fois la liberté testamentaire et le droit familial des successions, pour préférer une répartition égalitaire des patrimoines lors de leur
transmission de la génération disparue à la nouvelle génération.

Concrètement, les biens des défunts ne sont pas attribués directement à tel ou tel jeune adulte : une Agence Nationale de l’Héritage récupère l’ensemble du patrimoine des personnes décédées dans l’année pour les liquider (avec un droit de préemption pour les proches du défunt souhaitant racheter ses biens pour des raisons affectives). Les recettes issues de ces ventes sont alors réparties équitablement entre tous les nouveaux citoyens majeurs sous forme de versement monétaire, ce qui, dans la France d’aujourd’hui, correspond à une dotation initiale de 200 000 € environ par personne, permettant de financer des études supérieures longues, la création d’une entreprise ou l’achat d’un logement. Ce dernier point rend enfin effectif le droit au logement opposable, qui n’est aujourd’hui qu’un droit formel pour des millions de gens obligés d’en passer par la location, ou par la dette pour accéder à la propriété, et plus encore pour les trois cent mille personnes qui, en France, vivent sans domicile.

L’héritage universel n’est donc pas qu’un facteur d’égalité et de cohésion nationale : c’est aussi une condition de la liberté réelle des individus, un formidable levier d’émancipation, conforme à la philosophie libérale-égalitaire qui sous-tend l’équitéisme. Il est articulé à deux autres mesures pour aller plus loin dans la sanctuarisation régulée de la propriété : la fixation d’un seuil minimal et d’un seuil maximal de propriété, par exemple un plancher inaliénable de 50 000 € et un plafond indépassable de 2 000 000 €. De la sorte, la propriété privée est garantie pour tous mais entre certaines bornes : il n’y a plus alors ni SDF ni milliardaires.

Concrètement, le seuil minimal repose sur le fait qu’une partie des dotations initiales versées à chaque citoyen majeur doit être conservée soit sous forme d’actif immobilier d’une valeur supérieure ou égale au plancher, soit sous forme d’encaisses bloquées sur un compte spécial utilisable uniquement pour les transactions immobilières : ainsi, chacun est à tout moment propriétaire d’un logement décent ou en mesure d’en acheter un, ce qui constitue une forme de droit inaliénable au logement. Devenir propriétaire n’est pas obligatoire (bien que ce soit le rêve ou le cas de neuf Français sur dix), mais le droit au logement, droit formel devenu un droit réel grâce à la dotation initiale, ne peut être perdu par un individu imprévoyant ou malchanceux qui aurait dilapidé l’intégralité de sa dotation initiale et, ainsi exposé à la misère, serait à la charge de la société. Au-delà du seuil minimal, la dotation peut être dépensée librement (investie en études, en entrepreneuriat, en voyage, etc.), tout comme les revenus du travail et de l’épargne acquis tout au long de la vie. Mais le plafonnement des patrimoines individuels interdit l’accumulation de la richesse au-delà de toute mesure cohérente avec les capacités humaines de consommation effective : le droit à la propriété réelle est garanti, mais le droit à la fortune est aboli, car au-delà d’un certain seuil, la richesse se mue en pouvoir et distord la justice sociale, abolissant l’équité.

 

 

Conclusion

 

Le capitalisme ronge le lien social, asservit les individus et détruit l’environnement. La bifurcation écologique et sociale que chacun appelle de ses vœux exige la mise en place d’un nouveau régime économique réalisant les conditions institutionnelles de la justice sociale et de la soutenabilité environnementale. L’équitéisme offre une voie authentiquement libérale de dépassement du capitalisme, par la suppression de l’emprise exercée par le capital sur les institutions économiques fondamentales. En remplaçant la monnaie bancaire par la monnaie libre, l’entreprise actionnariale par l’entreprise partenariale, et l’héritage lignager par l’héritage universel, l’échange, la production et la transmission de la richesse échapperont à la loi du profit illimité, sans pour autant être soumis à une étatisation de type soviétique. Dans cette économie de marché décentralisée mais véritablement post-capitaliste, c’est l’ensemble des rapports sociaux, de la répartition des richesses et du pouvoir dans la sphère économique, qui seront modifiés afin de donner enfin corps à la promesse de liberté, d’égalité et de fraternité qui est au fondement de nos démocraties.

 
 
 

[1] C’est ce que montre l’économiste et philosophe Augustin Sersiron, qui développe l’équitéisme dans Capitalisme ou libéralisme ? Recherches sur la
question du meilleur régime économique
(706 pages, téléchargeable sur https://institutionnalisme-liberal.com/), thèse de doctorat en philosophie soutenue à Sorbonne Université le 1er décembre 2021 devant un jury de six universitaires (Catherine Audard, Stéphane Chauvier, Marc Fleurbaey, Axel Gosseries, Alain Renaut et Patrick Savidan). Voir aussi Monnaie et dette : désencastrer la création monétaire du marché du crédit (448 pages, disponible sur https://monnaie-sans-dette.com/), thèse de doctorat d’économie soutenue à l’Université Panthéon-Sorbonne le 3 février 2021 devant un jury de six universitaires (Jézabel Couppey-Soubeyran, Ludovic Desmedt, Gaël Giraud, Jérôme Lallement, Jean-François Ponsot et André Orléan).

[2] Puisqu’une fraction des sommes qu’elle crée sera retirée au distributeur par ses clients, la banque doit se procurer (par emprunt) des espèces (pièces et des billets) créées par la puissance publique. De même, une partie des sommes qu’elle a inscrite sur les comptes des emprunteurs migrera dans les comptes de clients d’autres banques au gré des transactions : la banque émettrice devra alors se procurer de la monnaie scripturale émise par la Banque centrale pour les règlements interbancaires.

[3] Ou plus précisément la maximisation de la valeur actionnariale, que celle-ci passe par le versement de dividendes, l’accumulation de réserves ou les plus-values boursières, y compris en gonflant le cours des actions par le biais des buybacks, opérations par lesquelles la société s’endette non pour investir dans le processus productif, mais au contraire pour rendre l’argent aux actionnaires en rachetant et annulant ses propres actions pour concentrer le capital restant.

[4] Sans parler des codes des impôts, des douanes, des procédures fiscales ou de la commande publique qui peinent à préserver le budget des administrations publiques, le Code de la santé publique dont les dispositions relatives aux produits de santé n’empêchent pas les scandales récurrents, etc..

[5] Sauf pour d’éventuels investisseurs engagés dans un partenariat de long terme avec une prise de risque qui justifie, par exception, qu’ils siègent au CA – dans une position minoritaire.

[6] La confusion fréquente entre actionnaire et entrepreneur est trompeuse : le plus souvent, dans le cas des grandes entreprises, les propriétaires n’en sont pas les fondateurs (mais plutôt de simples investisseurs initiaux, voire des repreneurs ou héritiers), ni les dirigeants (la gestion étant confiée à un mandataire social et aux cadres qu’il nomme), ni les géniaux inventeurs de tel ou tel produit ou procédé nouveau et emblématique (contrairement à ce que véhicule l’imaginaire de la start-up, la plupart des entreprises créées ne sont pas fondées sur une innovation ; et si les grandes entreprises innovent parfois beaucoup, c’est grâce aux salariés du département de Recherche et Développement, qui n’ont pourtant aucun droit sur l’entreprise).

[7] Le raisonnement implicite serait par exemple que deux frères doivent être traités à égalité puisqu’ils ont reçu le même patrimoine génétique, tandis que deux cousins n’ont qu’une moitié de gènes en commun (ce qui est en fait biologiquement très approximatif).